L’implication des jésuites dans la mission indienne
et l’animation de la chapelle Saint Thomas
Partons d’un témoignage, ou récit propre à susciter les vocations de missionnaires. Il s’agit d’une lettre du père Nassès, jésuite à La Réunion, et qu’il adresse à l’un de ses compagnons, le père Brutillot. Ce courrier a été publié dans les lettres d’Uclès (tome VI, 1884 – n° 3), une revue destinée aux jeunes jésuites en formation. La publication a pour titre, « La Réunion – Etat de la colonie ».
Le père Nassès commence par une description assez misérabiliste : « Au point de vue matériel, c’est la misère à un très haut degré. Et rien n’indique qu’elle s’arrête avant d’avoir atteint le point extrême. » Et 4 phrases plus loin, les engagés indiens sont évoqués, dans ce contexte : « L’émigration indienne est à peu près en désarroi. Les émigrants qui sont dans la colonie cherchent à rentrer dans leur pays, d’autres se fixent ici, mais tâchent par toute espèce de moyens de se défaire de leurs engagements pour se constituer dans une position indépendante et se livrent au commerce. Depuis longtemps, il n’y a pas eu d’arrivages de coolis, l’émigration est suspendue… »
Ces quelques lignes sont une photographie de la situation à un instant « t », au point de basculement entre deux périodes, la première, 1848 – 1882, la deuxième, inaugurée en 1882 par la suspension de la convention entre l’Angleterre et la France pour l’engagement de travailleurs indiens à La Réunion. C’est donc l’arrêt de l’émigration officielle, pas pour autant de toute venue d’Indiens sur l’île, mais désormais à l’unité, et non en groupe. Au moment de cet arrêt, la colonie n’est pas particulièrement florissante, elle a dû faire face à plusieurs difficultés : son économie a été malmenée, et quelques épidémies ont fait des ravages. Quel intérêt pour des engagés indiens de rester sur place ? Certainement pas celui de continuer à travailler dans les grandes plantations. Ceux qui renoncent au retour en Inde font donc preuve d’initiative et de stratégie personnelle pour se construire un avenir à leur goût à La Réunion.
Tout ce changement de contexte au lendemain de l’arrêt de la convention d’émigration indienne, en 1882, a forcément une incidence sur les comportements religieux, les pratiques confessionnelles. Ecoutons encore le père Nassès : « Je suis chargé de l’œuvre des Indiens à Saint-Denis. Ils ont pour se réunir la jolie et assez grande chapelle de Saint Thomas. Dans cette chapelle sont admis non seulement les Indiens, mais les Africains et tous les créoles qui se présentent. Aussi tous les dimanches matin, à 4 heures, la petite chapelle est-elle pleine, bondée de monde ». Et il ajoute un peu plus loin : « Sans doute je serais bien content, si j’avais trouvé ici, à ma disposition, la moitié du tamil que vous avez emporté à Paris [N.B., « tamil » désigne ici une des langues de l’Inde, parlée par les missionnaires de la Mission du Madurai]. Mais… Heureusement qu’aujourd’hui il y a très peu de Malabares à Saint-Denis, qui ne connaissent pas le créole. …/… Du reste, je ne fais là qu’un intérim. On est en instance pour avoir un missionnaire, au moins, connaissant l’indien. Il tardera à venir. On n’aime pas Bourbon sous le rapport qui nous occupe. De plus, Maurice possède deux cent mille Indiens et n’a pas à céder des missionnaires connaissant le Tamil ».
Tout est dit. Tout est dit de la vision missionnaire des jésuites, de leur vision régionale incluant non seulement Maurice, mais également l’Inde et Madagascar. Cette vision missionnaire des jésuites n’est pas exactement celle de l’évêque de Saint-Denis, loin s’en faut. Or, l’œuvre de la mission indienne est une œuvre diocésaine, et non une œuvre directement initiée par les jésuites. Précisons un peu tout cela. Et pour cela, retraçons rapidement la présence des jésuites à Bourbon.
Repères historiques des jésuites à Saint-Denis
Arrivées en 1844, les premiers jésuites s’installent à La Ressource, sur la commune de Saint-Denis, où ils fondent l’Ecole d’Art et Métiers pour les enfants dits « malgaches », en réalité des petites îles qui ceinturent du nord-est au nord-ouest Madagascar. A proximité, ils créent aussi un collège, transféré quelques années plus tard au Butor, à l’endroit de l’actuel collège Saint-Michel, c’est-à-dire en face de la chapelle Saint Thomas. Celle-ci a été édifiée à la demande de l’Evêque, Mgr Maupoint, sur un terrain qu’il a acheté de ses propres deniers, et qui est alors contigüe à la Résidence du Butor des jésuites, une Résidence rendue nécessaire par l’éloignement des établissements de la Ressource, trop loin de Saint-Denis, en particulier pour tout ce qui concerne la Mission de Madagascar, et la présence des missionnaires sur la Grande-Île à partir de 1861. Signalons que la même année, les jésuites ont ouvert une communauté à l’île Maurice, dont une des principales occupations est la Mission indienne.
Au Butor, les jésuites restent jusqu’en 1869, année où ils déplacent la Résidence rue de la Compagnie, en pleine ville, alors que le Butor, à l’époque, c’est déjà la campagne. Le milieu urbain est alors délimité par la rue de l’Est et la rue du Grand-chemin, l’actuelle rue Maréchal Leclerc. Signalons que les jésuites quittent la Résidence à l’arrière de la chapelle Saint Thomas dans la suite d’événements survenus en particulier en 1868, et qui ont fortement mis en cause leur présence au collège. Celui-ci a en effet été le lieu d’affrontements assez violents, une émeute dirigée également contre l’établissement de la Providence où les Pères du Saint-Esprit avaient leur école professionnelle. Le collège des jésuites sera fermé deux ans plus tard, en 1870, non pas en conséquence directe des émeutes, mais tout simplement faute de ressources, empêtré qu’il était dans des problèmes financiers, et depuis longtemps. Le même sort attend les établissements de La Ressource. En 1868, l’établissement des filles a déjà disparu sous l’ardeur des flammes. Celui des garçons est fermé le 1er septembre 1872. Désormais, les jésuites ne conservent que la Résidence de Saint-Denis qui sert de procure à la Mission de Madagascar. Son implantation rue de la Compagnie cesse en 1912, au profit de celle de la rue Sainte Anne, où les jésuites résident toujours actuellement.
Un petit rappel de l’histoire de la Compagnie de Jésus, dans sa globalité, vient également éclairer la raison d’être des jésuites à Bourbon :
Au carrefour des Missions du Madurai et de Madagascar
Avec la fin des guerres napoléoniennes, 1814 a marqué la restauration par le pape Pie VII de la Compagnie de Jésus, supprimée depuis 1773. Le rétablissement des jésuites s’accompagne d’un fort élan missionnaire. En France, la province de Toulouse se lance vers Madagascar et la région sud de l’Inde, le Maduré. Notons que l’Inde était depuis très longtemps une terre de mission pour les jésuites. Un des tous premiers compagnons, et pas des moindres puisqu’il s’agit de saint François-Xavier, a emprunté la route des Indes dès 1541. Parti du Portugal, il passe le cap de Bonne Espérance pour entrer dans l’océan Indien, et remonter l’Afrique de l’Est par le canal du Mozambique. Il a donc navigué à proximité de nos côtes. A la restauration de la Compagnie, c’est donc bien légitimement que la Mission du Maduré est réinvestie, en 1837, quelques années donc avant le lancement de la Mission de Madagascar, marqué par l’arrivée des jésuites à Bourbon en 1844.
Sans entrer dans les détails du début de la Mission de Madagascar, soulignons que dans l’esprit des jésuites, cette nouvelle mission est tout de suite mise en relation avec la Mission du Maduré. Et on relève chez les jésuites un véritable tropisme asiatique ! A preuve, dans les courriers échangés plusieurs années avant l’installation effective des jésuites à Bourbon, à cette future implantation est de facto conférée une fonction au service de la Mission du Maduré, tout simplement parce qu’elle est située sur la route maritime des Indes, la seule qui existe alors pour venir d’Europe, jusqu’à l’ouverture du canal de Suez en 1869. Voici quelques phrases glanées dans les courriers de l’époque : « Une Résidence à Bourbon ! Quelle position avantageuse pour le Maduré, dont les missionnaires fatigués ou malades pourraient venir se reposer ici ». Même expression en 1842 sous la plume du Provincial de Toulouse évoquant le projet ajourné d’une Résidence à Bourbon : « Nous nous réjouissons du reste à cause du Maduré. Bourbon était naturellement un pied à terre en passant, un centre de repos, une infirmerie au besoin ». Et il réitère, deux ans plus tard, une fois la décision prise : « Et quelle est ici pour nous la terre inconnue qui s’ouvre devant notre zèle, et le peuple nouveau qui va nous être confié ? Cette terre, ce peuple, c’est Madagascar, contrée dont vous connaissez sans doute l’immense étendue et qui semble d’autant plus admirablement placée sous la main de notre chère Province, qu’elle occupe la route même que doivent souvent parcourir nos ouvriers et amis de la Chine et du Maduré ».
Toute la vision régionale des jésuites est contenue dans cet appel aux missionnaires. A aucun moment les jésuites n’isoleront une population des autres. En particulier à la Réunion, leur engagement parmi les engagés ne s’embarrassera pas d’un traitement séparé en fonction des diverses origines des travailleurs émigrés sur l’île. Et les témoignages de ce comportement sont précis.
La mission des jésuites auprès des engagés à Bourbon
Les premiers ouvriers de la Mission de Madagascar débarquent à Bourbon dans une société en effervescence. L’inquiétude entoure les rumeurs d’abolition de l’esclavage, effective en 1848. Aux esclaves succèdent les travailleurs sous contrat d’engagement, les engagés, dont beaucoup viennent de l’Inde, dès les années 1848-1850. Les sources plus anciennes du peuplement de Bourbon, Madagascar et l’Afrique, ne se tarissent pas pour autant. Elles fournissent leurs propres contingents d’engagés. Tout un univers est en recomposition.
Arrêtons-nous au rapport rédigé par le père Louis Saint Cyr, que le Supérieur Général de la Compagnie, Pierre Beckx, envoie en 1859 visiter la Mission de Madagascar. Dans le jargon de la Compagnie, un « Visiteur » fait l’inspection d’une mission, avec autorité pour en modifier des fonctionnements si nécessaire, et en vue d’une meilleure efficacité du dispositif missionnaire, et une plus grande conformité aux visées de la Compagnie. Ce Visiteur, le Père Général va le chercher dans la Mission du Maduré. Louis Saint Cyr, dans son rapport de visite, insiste sur l’importance de l’œuvre auprès des travailleurs malgaches présents à Bourbon. Une même insistance porte sur les Indiens. L’approche des engagés est donc globale, sans distinction de leurs origines. Et la chapelle Saint Thomas va symboliser cette œuvre commune.
Mais attention aux anachronismes ! En 1859, Louis Saint Cyr ne peut voir la chapelle Saint Thomas dont le terrain n’est acheté qu’en 1860 par Mgr Maupoint, et l’édifice ne sortira de terre que 2-3 ans plus tard. Et du même coup, nous pouvons réaliser que le principal acteur jésuite de la mission indienne, Charles Laroche, ne la connaîtra lui-même que quelques années, sur la fin de sa vie. Or, c’est dès 1852 que l’évêque de Saint-Denis, alors Mgr Deprez, a décidé de la création de la mission indienne, une œuvre diocésaine. Et si en 1853, un premier jésuite de la Mission du Maduré est envoyé à Bourbon pour les engagés indiens, Joseph Gury n’aura que le temps de débarquer. En quinze jours, la maladie l’emporte, ce qui lui vaut d’être le premier jésuite enterré à La Réunion. Il faut attendre alors encore deux ans pour voir arriver un second missionnaire du Maduré, Charles Laroche qui, de 1855 à 1870, va porter seul la mission indienne – j’insiste, seul ! Le défi est immense. Voici ce que le Père Laroche écrit à Mgr Maupoint en 1858 :
« Je suis seul, je ne puis administrer qu’une fois tous les deux ans les 2000 Indiens catholiques de Bourbon, lesquels étant éparpillés dans toute l’île et liés au travail ne peuvent se réunir que la nuit et en fort petit nombre dans chaque église…/… Les 38,000 payens ont souvent des malades que les prêtres ne viennent pas voir faute d’être appelés. Ou le malade refuse le baptême faute de comprendre les exhortations qu’on lui fait…/… J’ai refusé le baptême à plusieurs adultes en santé. Je n’avais pas le temps de donner, ni eux de recevoir, une instruction suffisante, c’est-à-dire solide et quelque peu approfondie telle qu’elle est strictement indispensable à des gens qui doivent retourner aux Indes, c’est-à-dire dans un milieu payen, charnel et éminemment séducteur. On en a baptisé un certain nombre avant et après mon arrivée, parce qu’ils savaient quelque peu leurs prières en français et qu’ils témoignaient un grand désir du baptême. Or j’ai trouvé qu’un grand nombre, pour ne pas dire presque tous, s’en tenaient au baptême, et ne venaient ni à confesse ni à la messe et vivaient de plus comme auparavant. Quand je les ai examinés, j’ai trouvé que sur 10, à peine deux savaient me dire ce que signifient les mots : Notre père…/… De tous ces inconvénients si graves il résulte une nécessité que votre Grandeur a bien comprise : multiplier les prêtres pour cette mission… »
A maintes reprises, Charles Laroche réitère la demande. Pas plus le diocèse que la Compagnie ne sont en mesure de la satisfaire. Sans compter le manque de moyens financiers qui alourdit encore la charge de cette œuvre. Aussi, dès 1880, les jésuites envisagent de rompre le contrat avec l’évêque. Le Supérieur de la communauté, Camille de la Vaissière, prend les devants. Au nom de la Compagnie de Jésus, il tente de « faire agréer par le diocèse sa légitime demande d’être déchargé de ce lourd fardeau qui s’appelle la mission indienne à Bourbon ». Cette requête rappelle que l’apostolat auprès des Indiens n’est pas une œuvre propre de la Compagnie, mais du diocèse. C’est une différence notable avec l’œuvre auprès des engagés malgaches et africains.
L’attention des jésuites à l’ensemble des engagés, quelle que soit leur provenance, s’est développée à partir des établissements de La Ressource où ils accueillent aussi quelques garçons et filles de « travailleurs malgaches employés dans la colonie ». Louis Saint Cyr, dans son rapport, confirme le rapprochement déjà opéré par les missionnaires entre les engagés de différentes nationalités. Lorsqu’il désigne Philippe Galtier pour l’œuvre des travailleurs malgaches, il précise : « Il est digne du Père Laroche d’unir à la mission indienne cette œuvre de Madagascar ». Cette union n’a rien de forcée. Il est évident que lorsque le missionnaire se rend sur une propriété agricole pour y rencontrer des engagés, il les trouve tous ensemble au travail. Le Visiteur a bien perçu cette réalité du terrain, et il invite ses compagnons à en tirer profit : « Il y a dans les sucreries un nombre de Malgaches presque égal à celui des Indiens. Or si les missionnaires apprenaient avec le tamoul la langue malgache, comme Père Laroche a déjà commencé à le faire, le bien serait doublé ; je dirai même plus que doublé, parce qu’il y aurait moins de difficulté à convertir les Malgaches que les Indiens payens ».
Les évêques se succèdent sur le siège épiscopal de Saint-Denis, mais les mêmes difficultés perdurent. Mgr Dominique Joseph Coldefy tente en 1884 de « reconstituer sérieusement la Mission indienne », et « il est convaincu que cette mission, pour être vraiment fructueuse, doit être dirigée par un Père connaissant le Tamoul ». Sur quelles espérances se base-t-il ? Elles paraissent plus que modestes à lire l’état de la mission indienne de 1886. Y sont notés 30 baptêmes, 9 Premières communions, et 22 Confirmations. Et les discussions entre l’évêché et les jésuites continuent à tourner sur la trop faible prise en charge financière de la mission indienne par l’évêque. Dans le même temps, l’engagisme indien est en train de se tarir. Le rapport de Pierre Antoine Marqués, de 1888, décrit une situation nouvelle : « L’immigration indienne a cessé. Les Indiens de notre île arrivés depuis de longues années de leur pays natal ont appris le créole. Presque tous possèdent suffisamment cette langue pour comprendre et être compris. Au lieu donc de venir comme autrefois exclusivement à St Thomas pour remplir leurs devoirs religieux, ils vont ordinairement à l’église la moins éloignée de leur demeure. Cependant la chapelle St Thomas n’est pas déserte. Tous les dimanches à la messe de 4 heures elle est pleine de monde mais non pas pleine d’Indiens. Ceux-ci y sont moins nombreux que les Créoles ».
Il ne s’agit pas de revenir sur le fait que cette petite église dite de Saint Thomas des Indiens était destinée à la mission indienne, selon la volonté de l’évêque. Mais dans une conception de la mission qui, pour les jésuites, ne s’adressait pas exclusivement à une catégorie de la population. Et cette conception a été validée par l’autorité épiscopale. Une trace de cette validation figure dans la réponse que le sous-secrétaire d’Etat des Colonies adresse en 1891 à Mgr Frédéric Fuzet : « Vous me faites connaître que la mission, dite mission indienne, confiée aux Pères Jésuites, pour assurer le service religieux des Indiens et Cafres à l’île de La Réunion… ». La manière dont les jésuites ont voulu entreprendre leur apostolat auprès de l’ensemble des engagés a donc été clairement perçue à l’extérieur de leur communauté. Un écrit plus tardif l’atteste encore. En 1916, l’introduction à l’état des recettes et des dépenses de la chapelle Saint Thomas rappelle le but de cet édifice : « L’œuvre de Saint Thomas des Indiens établie dans le diocèse de Saint-Denis s’occupe de la conversion et de l’instruction religieuse des immigrants indiens, chinois, africains introduits à La Réunion ».
Cette manière de globaliser l’apostolat auprès des engagés, toutes nationalités confondues, est à imputer à la vision régionale que les jésuites se sont forgée, dès leur arrivée. Leur identification des origines des populations des îles est pourtant précise. Mais les jésuites n’apportent pas d’intérêt à la territorialisation des identités ethno-culturelles. Pour eux, les différentes populations viennent se mouler dans l’ensemble de l’Indianocéanie aux couleurs de la France. La colonisation de Madagascar vient parfaire cette unité, et consacrer pour de nombreuses années le modèle d’assimilation culturelle et religieuse diffusé par les Français.
Un dernier éclairage est à donner avec l’existence la mission indienne dans l’île sœur, à Maurice, également confiée aux jésuites par le diocèse.
Les jésuites au service de la mission indienne
dans les diocèses de l’île Maurice et de La Réunion
L’installation des jésuites à Maurice, en 1861, est déterminée par l’apostolat auprès des engagés, à l’exemple de ce qui se fait déjà à Bourbon. L’évêque de Port-Louis a perçu l’intérêt d’un tel apostolat appliqué à la masse indienne de la population mauricienne. Mgr Collier adresse donc une demande officielle au Père Général de la Compagnie de Jésus. Il souhaite l’envoi de quelques missionnaires pour créer la Mission indienne de Maurice.
Le Père Général, Pierre Beckx, applique la même procédure pour Maurice que celle qui a été appliquée en 1853 pour répondre à la demande de Mgr Desprez à La Réunion : « Le P. Romani m’annonce que l’Evêque de Port-Louis dans l’île Maurice nous offre la mission Malabare de son diocèse. L’île, m’écrit-il, compte 230.000 Indiens, parmi lesquels 40 ou 50.000 sont catholiques. Jusqu’ici ils ont été dépourvus de tout secours spirituel… J’en écris à Mgr. Canoz, car il convient que cette affaire soit réglée avec lui d’un commun accord ». Voilà cinq ans qu’Alexis Canoz avait été le premier jésuite à être nommé Vicaire apostolique du Maduré, avec le titre d’Evêque. Quant à Etienne Romani, il était alors membre de la communauté de La Réunion, et il avait séjourné à Maurice en 1860.
L’année suivante, le Père Général officialise l’acceptation par la Compagnie de la "Mission malabare". Dans la foulée, deux jésuites sont envoyés du Maduré, Laurent Puccinelli, italien, et Francis Roy, bengali de famille brahmane. Roy est le premier jésuite indien à venir dans les Iles Sœurs.
A quelques années près, le démarrage de la mission indienne à Maurice croise le déclin de la mission indienne à La Réunion. En effet, le 6 mars 1868, le Père Charles Laroche succombe à une violente dysenterie compliquée de la fièvre typhoïde. Jusqu’à l’abandon de la Mission indienne par les jésuites de Bourbon, en 1888, le cas de conscience sur son devenir est permanent. Jean-Baptiste Cazet, supérieur de la Mission, n’aura pas attendu plus d’une dizaine de jours après le décès de Charles Laroche pour interroger en direct le Père Général : « Et maintenant, mon Très-Révérend Père, quelles sont vos intentions ? Depuis trois ans on nous promet un troisième missionnaire pour Maurice ; les besoins du Maduré ont empêché jusqu’ici de nous l’envoyer, et cela se conçoit : même par la dernière malle le R.P. Provincial qui venait de voir Mgr Canoz, me donnait peu d’espérance pour l’avenir. Si les mêmes difficultés doivent exister pour la Réunion, ne serait-il pas mieux d’avertir Mgr de St Denis que nous ne pouvons pas continuer ici l’œuvre indienne ? ».
A croire Jean-Baptiste Cazet, la situation n’est pas plus florissante à Maurice. Depuis le départ en fanfare de la Mission indienne avec deux jésuites envoyés par la Mission du Maduré, c’est le stand-by. Pourtant les écrits ne manquent pas pour convaincre du bien-fondé de l’investissement en hommes à consentir pour « la conversion et la civilisation chrétiennes des Indiens, qui forment trois quarts de la population mauricienne ». En décembre 1863, Laurent Puccinelli rédige un rapport précis de la Mission indienne à Maurice. Sa première phrase rappelle l’événement fondateur de cette mission : « Le 3 décembre 1861, Mgr Collier, évêque de Port-Louis, bénissait une petite chapelle au Faubourg de l’Est, rue Nabob, en cette capitale de Maurice ; et il l’inaugurait en l’honneur de St François-Xavier apôtre des Indes ». Force est de constater le succès des deux seuls pasteurs sachant parler la langue du « troupeau d’Indiens tamouls, telingous, malealis, bingalins, marattes… ». Mais ce sont toujours les deux mêmes qui étaient présents le 3 décembre 1861, « nonobstantes les réclamations faites à Rome, à Toulouse, à Maduré pour en obtenir des renforts ».
L’expansion missionnaire au lendemain de la restauration de la Compagnie de Jésus révèle ses limites. Les provinces européennes lancées dans l’aventure ne disposent pas de ressources humaines inépuisables. Cependant, entre 1844 et 1880, il n’y eut pas moins de 150 jésuites actifs dans la Mission de Madagascar. Certains y laissent leur vie, d’autres retournent dans leur mission d’origine. Du va et vient des missionnaires entre le Maduré et les Mascareignes, le diaire - ou journal de bord - de la Résidence de Saint-Denis garde la trace de leurs arrivées et de leurs départs : Bruni, Delpech, Chenay, Schimpf, Balencie, Blanc, Berne… Le Père Delpech, par exemple, commence et termine à La Réunion son séjour de dix-sept mois dans les Mascareignes. Le 15 avril 1871, il part pour Maurice en compagnie du Père Bruni. Il en revient le 6 avril 1872, avant de réembarquer le 1er juin pour le Maduré. Le mois suivant, Bruni emprunte le même parcours. Il repasse par La Réunion le 22 juillet et réembarque le jour même pour l’Inde. Entre 1860 et 1914, ces séjours plus ou moins longs concernent une quinzaine de jésuites de la Mission du Maduré.
Le personnel de la Mission de Madagascar fut également mis à contribution pour la Mission indienne. Adrien Boudou, dans son ouvrage sur Les jésuites à Madagascar au XIXe siècle, paru en 1940, résume la situation dans un paragraphe concis : « Jusqu’à 1883, la Mission du Maduré avait dû fournir les Pères chargés de la Mission indienne. Cette année-là, la guerre franco-hova et l’expulsion des missionnaires de la grande île mirent bien du monde en disponibilité. Le Maduré demanda que Madagascar se chargeât désormais des Indiens de Maurice. Le P. Général, au début de 1884, y consentit, "ad tempus saltem", c’est-à-dire au moins temporairement. Cet "ad tempus" dure depuis plus de cinquante ans. » L’affirmation est à relativiser car une nouvelle page de la Mission indienne à Maurice s’est ouverte avec l’arrivée d’Etienne Munch en 1930. Ce missionnaire du Maduré débarque dans un contexte qui n’a plus grand-chose à voir avec celui du 19e siècle. Ce dernier laisse un goût d’inachevé.
Pourtant, un Jean-Baptiste Cazet a fait preuve de beaucoup de ténacité, à laquelle il a ajouté cependant une grande lucidité. Ainsi dans ses requêtes au Père Général, il n’hésite pas à proposer l’amputation de la Mission indienne de La Réunion pour sauvegarder celle de Maurice : « Je ne puis que me confirmer dans la pensée que j’ai déjà communiquée à Votre Paternité, que le bien à faire ici auprès des Indiens est incomparablement plus grand que celui qu’on pourrait espérer à Bourbon, et qu’au lieu d’avoir deux missions indiennes qui végètent, il serait mieux de concentrer nos forces à Maurice ». C’est son appel du 18 juin 1868. Quatre ans plus tard, la Mission indienne de Maurice est à l’étiage. Les Pères Delpech et Bruni sont repartis au Maduré. Laurent Puccinelli meurt sur place le 12 juillet 1872, après près de onze ans dans la colonie. Du binôme de départ de la Mission indienne à Maurice, il reste Francis Roy, bien seul pour parcourir tous les quartiers de l’île. Hippolyte Blanc qui en fait le constat dans la lettre qu’il adresse au Père Général, est lui-même désarmé : « Je ne suis pas encore assez familiarisé avec la langue tamoule pour exercer avec fruit le saint ministère parmi les indiens ». La nouvelle équipe qui se forme avec les Pères Schimpf et Balencie fera ce qu’elle pourra. Occasionnellement, un autre jésuite se joindra à elle, par exemple le Père Berne entre 1878 et 1880. Dans ces conditions, et sans même évoquer le manque de moyens matériels, la poursuite de la Mission indienne ressemble à un travail de Sisyphe.
Progressivement, mais en dehors de la communauté jésuite, d’autres personnes commencent à se préoccuper sérieusement de prendre le relais. C’est le cas du Protecteur des Immigrants, F. Malcor. Anglais, il est à La Réunion pour s’assurer que les engagés Indiens, sous protection de la couronne britannique, sont traités correctement, c’est-à-dire selon les termes de la convention signée entre l’Angleterre et la France. Le 29 janvier 1894, il écrit à l’évêque, Mgr Jacques Paul Antonin Fabre, pour lui rappeler l’urgence d’un prêtre missionnaire pour les engagés Indiens. Il insiste à partir du constat que la tenue des hôpitaux, des hospices et des prisons est pleinement satisfaisante, grâce à « la présence des Sœurs dans tous les asiles de la souffrance, si nombreux à La Réunion ». Comment ne pas s’étonner alors « qu’aucun prêtre catholique, connaissant les idiomes indiens, n’ait été, depuis de longues années, appelé dans la Colonie pour catéchiser les engagés ». Cette situation ne peut perdurer sans créer « des difficultés avec le gouvernement anglais ».
Le 15 janvier 1906, Mgr Fabre est encore interpellé par les paroissiens de Saint Thomas. Certes, l’évêque leur a fourni des prêtres séculiers, mais ceux-ci ne peuvent faire comme du temps des jésuites. Le point d’achoppement est celui de la langue. Les prêtres séculiers imposent le français, alors que les Indiens « savent leurs prières plutôt en leurs langues ». Demande est donc faite à l’évêque de pouvoir recourir à nouveau aux Pères jésuites. Les patronymes des signataires annoncent La Réunion d’aujourd’hui : Jean Varessamy, Joseph Yagalom, J.-Baptiste Savriama, Louis Candassamy, Louis Appave, Salomon Candapas, Gabriel Celapin, Betis Catapa, Louis Condopas, G. Vangalom, Léopol Marimoutou, Joseph Ringuin, Savry Nalatamby, Henri Ismaël, Adrien Salymanin, Henri Maussamy, Louis Sita, Albert Coutien, Ernest Laitimanin, Albert Essou, Jérôme Mourguin, Charles Amavassy, Antoine Solé Apoula, Sellamoutou Virapin, Louis Sadnissa, Henri Coupsamy, Virapain Cuinpaire, Félix Narayain, Pierre Manicon, Louis et Paul Pounosamy, Joseph Lésimy, Henri Cashan…
Stéphane NICAISE sj, 19 septembre 2015.